Chronique du vide

Le jour où je me suis sentie vide pour de vrai, je m’en souviens, c’était deux heures avant le discours du confinement. Jeudi 12 Mars 2020, quelques jours avant le printemps. Ce jour là, même les hirondelles se sont retrouvées comme deux ronds de flanc. Moi, je me sentais commeun jeudi ordinaire, rincée d’un même mercredi depuis vingt ans. Rescapée d’un marathon de sept heures de cours de piano. J’étais pianiste.

«C’est rêvé comme boulot, j’aurais tellement aimé jouer du piano.» L’éternelle ritournelle! Et bien oui, le piano c’était  vachement beau mais ce jeudi là, la prof était au bout du rouleau. Estourbie la petite perdrix qui braillait à tout-va «Do-ré-mi.»

J’avais pris rendez-vous avec mon médecin qui me voyait pour 

la troisième fois au sujet de ce burn out«musico-chronique» qui trainait depuis des mois. La première fois, j’avais été arrêtée un mois mise sous médocs sauf que je ne les  prenais pas. J’avais menti, j’avais fait semblant. C’était tout moi! La deuxième fois, pas arrêtée mais je lui avais ordonné  une nouvelle ordonnance pour les prendre. Et la troisième fois, c’était ce jeudi là. J’étais vidée, je tournais en rond autour de mon O. Le bon petit soldat que j’étais depuis vingt ans était au point zéro.

J’avais tendance à écouter de trop loin ce qui se passait dans le monde, non pas que je m’en foutais, pas une seconde mais  j’imbibais tout comme une éponge, j’absorbais la misère du monde avec le cœur en buvard. Je filtrais le brouhaha du monde. Mais là, l’heure était grave, un virus planait sur nos têtes depuisquelques semaines. Il arrivait de Chine, avait confiné déjà l’Italie. En France, nous courbions l’échine en nous croyant plus fort que les autres face à un pangolin soit 

disant à l’origine de cette pandémie. Nous nous demandions à quelle sauce nous allions être mangés. Mon cas O n’était alors qu’une goutte d’eau comparé au chaos qui s’annonçait ce jeudi soir à la télé. Pour l’heure, j’avais rendez-vous avec ma docteure. Quand je suis arrivée à la maison médicale pour mon vide intérieur, la secrétaire m’a rangée sèchement du côté des non contagieux dans la salle d’attente habituelle. Le toboggan pour enfants avait été retiré, seules quelques chaises avaient survécu à la bourrasque sanitaire! Même les magazines de stars s’étaient envolés, j’attendais donc dans un désert glacial exempt des photos glacées de Paris match. Voilà, je patientais juste avec le vide. Covid !

Tel était le nom de ce mal qui ravageait le monde entier, celui dont on rigolait à Noël dernier en disant qu’y avait pas d’quoi en faire toute une pantomine, le virus était en Chine et que les médias en faisaient beaucoup trop. Co: avec … avec le vide! Je me disais que si contracter le vide était un des symptômes 

de ce mal invisible alors je l’avais chopé depuis bien longtemps. Au fond, c’étaitpeut-être moi qui l’avais refilé à la terre entière et que cette pauvre chauve-souris n’était au fond qu’un alibi. Nous étions en 2020 et ça faisait vingt ans que j’enseignais le piano au château. C’était l’endroit où j’avais commençé à l’aube de l’an 2000. Nous étions encore sous Chirac et mon père venait de mourir d’une crise cardiaque. Nous devions payer en euros en essayant d’être heureux. Bref, j’étais partie loin comme toujours dans cette salle d’attente quand une femme, type asiat, la grâce réincarnée, déboula au beau milieu de ce désert. Elle portait un masque en tissu rose poudré, accompagnée de sa fille  affublée du même déguisement. Elles ont longé les murs du cabinet la tête haute mais l’air agité, sans rien demander à la secrétaire. Profil bas jusqu’à la salle d’attente, la nouvelle, celle du fond prévue à cet effet «Covid 19 et autres maladies infectieuses».

Un souffle d’angoisse et de suspicion odieuse suivirent 

l’apparition de ces beautés étouffées tout droit sorties d’un défilé de couturierjaponais. Cette vision surréaliste me plongeait au cœur de l’actualité que je fuyais si souvent. J’étais au cœur d’une humanité qui ne pouvait plus se toucher, s’embrasser, s’accoler. Le vide s’était immiscé, laissant un mètre de barrière entre nous…«Madame Olivier, Madame Olivier?c’est à vous!»

Je me dirigeai vers l’entrée de la salle de consultation avec la crainte que le virus sorte comme un diable d’un petit coin de vide. Corona était le nom plus familier de ce cataclysme humain. La racine latine ne désignait-elle pas la couronne attribuée aux guerriers méritants ou la récompense d’un acte de bravoure dont on rafle tous les lauriers? Plus encore los Coronès ne signifiait-il pas en espagnol Avoir des couilles?

Et bien là, ce virus nous les avait coupées à tous. Le covid n’avait pas attendu d’être enregistré dans wikipédia pour faire déjà pas mal de dégats en réa. La nature nous laissait au pied 

d’un mur aséptisé contre lequel il n’y avait aucune application miracle sur tablette sauf celle d’appliquerles gestes barrières. Mon médecin était une femme dynamique, dans le vent. Elle ne prit ni masque ni gants pour m’arrêter sans discuter deux mois au moins.

«Si avec les médocs, ça ne va pas mieux, il faut prendre ça au sérieux».

Ce n’était pas négociable. Le bon petit soldat que j’étais depuis vingt ans venait d’être évincé sur le champs, le 12 mars. De retour à la maison, on m’attendait de pied ferme pour écouter le discours du Président Macron. Si je tournais trop autour de mon O, le Président, lui n’apas tourné autour du pot.

-A partir de lundi, les écoles, les collèges, les lycées seront fermés et le travail suspendu, à distnace  jusqu’à nouvel ordre. Je vous demande de rester chez vous et de protéger vos proches.

Les larmes de mes filles dégoulinaient sur mes doigts vides. Dès lundi, elles ne verraient plus leurs copines, leurs profs. Plus 

d’école, plus de danse, de grand-mères, de repères. Le mur porteur d’un quotidien s’effondrait brutalement sous mes mains. Très vite, j’entendis au loinle vide me murmurer à l’oreille:

-«N’envoie pas ton arrêt, malheureuse! c’est pas la peine. Ne l’envoie pas, ne l’envoie pas… Je serais toi, j’irais bosser demain».

Le vide mettait toujours son grain de sel dans mes affaires. J’avais envie de tout envoyer en l’air, au contraire, même si c’était au prix d’un demi-salaire. Je voulais tout arrêter pour deux mois, ne plusme sentir fonctionnaire, titulaire, sécuritaire. Tous ces trucs en «aire» qui me pompaient l’air.

Le lendemain était forcément un vendredi 13, les filles sont parties pour leur dernière journée d’école, abasourdies du discours de la veille. Le sourire était revenu après le sommeil et déjà, elles répétaient «mes chers compatriotes» en imitant d’une voix frêle la voix solennelle présidentielle de la veille. Un 

bisous, un câlin, ça, c’était encore autorisé au moins. De retour à la maison, le vide battait son plein dans ma tête, le vide qui me suivait partout, qui me culpabilisait de tout. J’ai dû fumer une cigarette, sûrement deux hélas sur la terrasse en me creusant la tête sur ce que je devais faire. Et puis l’urgence m’a conduite à choisir ce que j’aimerais faire avant le confinement de lundi. Je n’avais pas du tout envie de chanter Do-Ré-Mi la perdrix jusqu’à huit heures et demi. Non, j’avais juste envie de rêver et d’aller à une dernière séance de psy.

J’ai envoyé mon arrêt maladie. Il était midi. J’allais être confinée dès lundi mais libérée de cette fichue perdrix !

 

Chronique d’un temps retrouvé

Le lundi où le confinement a démarré pour de vrai, j’ai eu 

l’impression étrange d’être déconfinée de moi-même, de ma  peau de pianiste. Une journée type de ce boulot de rêve consistait à attendre seule avec le vide jusqu’à 16 heures. Je déposais mes enfants vers 8h45 et à 9h, j’étais seule, confinée chez moi. C’était aussi ça «Être pianiste» à maintenant 45 ans bientôt 6.

A 20 ans, «être pianiste», c’est s’exposer au monde, timidement, de profil avec le cœur écorché d’un autiste, c’est dessiner les ombre sonores de l’âme humaine. C’est rentrer dans le clavier et pénétrer les profondeurs du néant. C’est dévaler les collines d’Annacapri ou prendre une petite barque sur l’océan.

C’est aussi ne pas voir le jour, travailler pour passer des concours. C’est être ou ne pas être une bête à concours? Si c’est non c’est faire demi-tour. Être pianiste à 30 ans ça c’est enseigner le piano, c’est donner de son temps, partager quelques miettes de talent. C’est un gagne-pain au-début 

évidement non une passion mais ça le devient avec le temps.

C’est la sécurité du métier sans savoir qui on va rencontrer. C’est rire, séduire, amuser la galerie, attirer quelques jalousies. Être pianiste, à presque 40 ans, c’est enfin rencontrer l’amour pour de bon, au détour d’un spectacle et donner deux fois la vie, morte de trac. C’est se lever tôt, fini les après-concerts de minuit, on a la journée pour être mère et puis filer au boulot. Prof de piano, c’est s’occuper des enfants des autres en passant à côté des siens. Voilà, c’est tout ça aussi être pianiste. Désolée de tuer un peu le mythe.

Donc ce lundi 16, je me retrouvai déconfinée au beau milieu d’un confinement à plein temps. Pour quelqu’un qui venait d’être arrétée, j’avais du boulot pour rattraper le temps. Avant, je faisais quelques trucs dans la maison, j’écrivais des tonnes de To do list pour tuer le temps qui finissaient souvent en To be lost. Et puis un peu avant l’heure du goûter, je partais là bas dans ma salle Debussy pour corriger des 5ème doigts avachis 

comme des points sur des I. Et puis, j’arrivais tard juste pour le bisous de la nuit, trop court, trop vite. Et je culpabilisais de tout. Car si pianiste ou artiste était peut-être inné, j’avais dû bosser comme une tarée pour me sentir une mère suffisament bonne comme disait Winnicott. J’avais du temps àrattraper, toutes les soirées loupées, les spectacles des activités du mercredi ratés. J’avais une crédibilité à retrouver mais j’ai vite pigé que c’était loin d’être gagné. Je me suis mise en mode superwoman sous médocs en me collant la pression, je voulais être à la perfection pour l’école à la maison. J’avais juste oublié pourquoi on m’avait arrêtée: épuisement pédagogique, panne de transmission. Le premier jour, j’ai cru mourir, j’imposais ma place dans la confrontation, dans les cris et l’exigence à outrance. J’ai fini  par prendre un anxio et faire une belle crise d’angoisse prête à interner. Le confinement ne mentait pas sur mon cas, ça faisait trop longtemps que je n’étais pas là. Je me suis accrochée à cette débilité de psycho-rigidité maternelle 

pendant une semaine pour ne pas perdre la face. Tout ça pour refiler ma place au papa. Il se débrouillait mieux que moi, j’ai appris l’humilité. Je devais juste surveiller les devoirs de sixième de la grande. J’ai tenu jusqu’au couronnement de César et lesfondations de Rome. Après quelquechose a lâché en moi qui déraillait depuis tellement d’années. Alors j’ai dit (pas trop fort quand même!);

-Aux chiottes les résultats, les problèmes, j’avais décroché du système.Ma fille était bien assez intelligente pour comprendre par elle-même et c’est ce qu’elle a fait. J’ai appris qu’il ne fallait pas se croire indispensable à ses enfants.  J’étais présente, j’étais là. C’était déjà ça.

J’avais envie d’avoir les mains libres, la tête vide pour créer, m’évader pour de vrai. Mais comment faire? Y avait-il aussi une autorisation à remplir pour rêver? Déjà le vide me rattrapait. Il me fallait avoir une discussion sérieuse avec lui pour prendre une décision, faire une tentative d’évasion de cette école à la 

maison, loin des tensions d’un amour passion. Il me fallait faire le mur. Un mur d’évasion.

 

Chronique de l’évasion

Le jour où je me suis séparée du vide, c’était en mai. J’avais été prolongée par visio-consultation pour tocs et autres névroses obsessionnnelles. J’étais toquée avec une envie furieuse de m’évader. Il ne me restait que mes mains pour créer. Alors c’est ainsi que je parlai  au vide pour la dernière fois…

-J’ai envie de m’évader, larguer les amarres et prendre   l’Âmarante. Viens,démarre, on va se marrer.

-T’es marrante toi, tu t’y prends en plein confinement! C’est quoi cette lubie encore? C’est de la  folie, tu m’entends?»

-On dirait ma mère! Y a pas besoin d’autorisation, juste un plein de rêves, on a encore le droit de rêver, non? L’âme artistique itinérante, voilà ce que signifie les Amarantes. Entre nous, on a pas attendu le Covid pour être confinés. Toi et moi; ça va faire vingt ans que tu vis dans ma tête. Toujours à ruminer dans mon chapeau, à tourner autour de mon O.On 

dirait que t’as pris un airbnb à vie là haut. Tu me pompes l’air!

-Oh, Tout de suite les grands mots! Toi, tu m’exaspères…

-Je te dis que Do-ré-mi, la perdrix, c’est fini.

-Fais de l’humour, tu t’en sors toujours comme ça mais plus personne n’estdupe, tu ne peux pas tout tourner en dérision. Là-dessus, on dirait ton père, se cacher derrière le mystère.

-Peu importe, j’y vais sans toi. Je me déconfine de toi, allez, bon vent!

Voilà, c’était donc fini pour de bon avec le vide, j’avais coupé le cordon. Je voulais m’évader, me casser, casser les barrières, partir en truck, avoir un truc à faire, ouvrir la fenêtre d’une camionnette, d’un camion, d’un fourgon, poser mon coude sur la rainure encore brûlée par le soleil et attraper avec le majeur, peut-être l’index le haut, près du capot. Mon père faisait ça quand on allait à Palavas-les-flots et puis mettre la musique à fond. Les chansons, dans la vie, c’est comme le marquage sur 

les routes, ça jalonne, ça balise le va-et-vient du doute. Avec le temps, la peinture blanche s’estompe au sol mais le marquage reste indélébile.

Le hic était que je ne pouvais pas bouger, coincée là entre quatre murs. J’ai donc choisi de m’évader autrement. A l’endroit le plus petit de la maison, le couloir de l’entrée aux murs blancs cassés, celui que je n’avais jamais refait. J’étais chiche au niveau financier. Budget évasion: un pot de colle à papier peint et des bouts de papiers du passé, des livres que j’aimais, des paroles de chansons ressassées, quelques phrases récoltées, de vieux livrets de CD du lycée. L’âme artistique itinérante se collait en vrac, en petites coupures marouflées sur mon mur. Des magazines, des lettres, des pages arrachées, des chansons de Gainsbourg pour commencer. Je laissai libre court à mon imagination évidée. Afficher ma vie, oui, seulement des bouts et si possibles les bons. Une partition de Parlez-moi d’amouravec dessus une carte punk à l’intérieur, tout se mélangeait comme un patchwork du temps passé. Acte libérateur, créateur, ma vie passée mecollait à la peau  des bouts d’espoir, de déchirures d’écriture. Tout ce qui me semblait beau, esthète d’un passé débordant de peurs, d’un avenir rempli d’actes créateurs. Des couches de vie collées au mur, millefeuilles de paradis. L’âmarante, c’était aussi la marrante. Je venais du pays des ambulantes, des errantes, de «la part manquante»comme écrit si bien Bobin. Brel avec son cœur tendre, des bras de géant qui embrassent le monde. Romy Schneider, belle au naturel avec son fils. Le seul jour où j’ai vu ma grand-mère pleurait c’était à la mort de l’actrice. Elle débarrassait la table en boitillant, murmurant: «Cette pauvre fille a eu bien du malheur dans sa vie» comme  si elle parlait d’elle à travers la grande Romy, simple pudeur. On parle souvent desoi à travers les grands.

Que Chaplin me pardonne de m’être appropriée la dernière phrase du Jour où je me suis aimé pour de vrai, pour en faire 

un titre Du cas O naissent les étoiles. Cas O et chaos, à un h près, c’est du même tonneau. H aspiré, le souffle coupé, court. Je cours vers la création. Aller à la rencontre des autres et non que ce soit eux qui viennent à moi comme les élèves venaient à mes cours, avec l’envie ou pas. Je veux flâner, itinerrer, arpenter les bords du Loiret, les marchés, leszones reculées. Amener la lecture, l’écriture, l’esthètiquement correct. Une librairie musicale déambulante, lente comme moi, chaotante comme moi, libre de prendre son temps. Ne plus courir après  les gens, les enfants. A moi la roulotte de mes ancêtres les forains qui roule droit dans mon mur. Vagabonde évasive de l’art ambulant, Reparlez-moi d’amour et des vieilles chansons de la rue, de mon arrière grand-mère, diseuse de bonne aventure. Je viens aussi de là, du populaire et je l’avais oublié. Et puis, j’ai affiché un dernier sourire de Louis Amstrong, si solide, guerrier de la vie, voix éraillée, déraillée, boxeur chanteur cher à mon cœur. Bohringer! Aller et venir sur le mur 

de ma vie comme un papier peint qui respire. Voilà, c’était bon, j’avais réussi mon évasion en laissant un bout de mur blanc pour la suite. Il restait un blanc vers l’avenir, coller le futur était une tâche trop dure. Encore des phrases de Bobin, des choses bien, le projet ambulant avec une amie qui voulait faire secrêtement du vracitinérant. Double culture, l’art en vrac, esthètes en vrac, têtes en vrac mais quel en sera vraiment le concept?

Encore tout à trouver, le reste à tenter, l’aventure, c’est l’aventure, loin du vide avec des étoiles plein les yeux.

Je suis arrêtée jusqu’au 4 juillet pour de vrai, après il me faudra prendre une décision sur le chemin de l’évasion. J’écouterai ma bonne étoile…

A Zoé, mon élève-étoile filante