Il fait beau à l’extérieur. Dedans, dehors…dialectique du moment.
Confinement/déconfinement…..
J’ai enfilé un vêtement chaud, attrapé mes bâtons de marche et pris le chemin, celui qui agrippe la falaise à moins d’un kilomètre de distance.
J’ai laissé derrière moi les rumeurs étouffées du quartier et rejoint le sentier à l’aplomb des derniers sursauts de la ville.
De chaque côté de mes pas, les herbes rebelles et les bosquets de fougères forment un ruban d’apprêt au sentier âpre et sec. En bordure du chemin, des cailloux accumulés rappellent au promeneur les traces anciennes des alluvions déposés depuis des siècles par les débordements du fleuve, remontés par les labours, et ramassés patiemment par des générations pastorales.
Le sentier quitte la plaine et amorce sa lente ascension sous les bois.
Le ciel au-dessus de ma tête est clair, gorgé d’eau et le sous-bois déploie sa canopée filtrant la lumière en faisceaux de verveine.
La transparence de l’air est accordée à la partition de ma respiration, scandée par mes pas. Le bruissement sourd des feuilles chiffonne le silence et l’égrène en ricochets…
Marcher déplie le temps dans un long monologue, dissipant les distances et les repères.
Mon regard tient l’horizon le plus loin devant.
Faudrait-il cesser de vouloir le ciel au bout de ses pas ?
C’est alors que l’espace s’ouvre devant moi et je débouche sur un terre-plein face à un mur, un mur disproportionné dans le paysage, si incongru qu’il semble issu d’un autre monde.
Une paroi crayeuse semblable à une carte froissée que l’on aurait pliée et dépliée ou à une plaie très ancienne que le temps aurait cautérisée, séchée, ternie.
Un mur strié de lignes, d’entailles, de marques et balafré des tatouages des lierres envahissants.
Une tranche de temps.
Le mur révèle des structures géologiques diverses qui ont fini par se souder là, s’étreindre et convulser pour faire socle il y a des millions d’années. Je promène mes doigts sur les aspérités de cette « planche contact » où tout ce qui s’est produit depuis le commencement est venu faire empreinte.
Les stries sur la paroi sont les phrases d’un récit lointain, le récit de la vie d’avant. C’est l’histoire du grand marais primitif qui noyait la vallée avant le grand bouleversement, avant que le Vercors ne surgisse de la mer et de la nuit des temps il y a 23 millions d’années.
Au moment où un lézard dérangé dans sa sieste glisse sur mon pied et disparaît dans la mousse humide d’une flaque d’eau, je souris à imaginer une lamproie du Dévonien apparaître à la surface.
Palimpseste de mémoires enlacées.
Je me penche scrutant le sol comme si je pensais glaner là quelques fossiles, tesselle de verre, brisure de terre cuite.
Le vent qui se lève m’extrait de ce magma préhistorique et les frémissements dans les branches me rappellent à d’autres souvenirs.
Le ciel a une transparence diaphane, gazeuse, et l’’air diffuse une lumière opaque dans un jeu de reflets qui la difracte. Dans cette ambiance ouatée, je bascule, comme par l’œillet ondes kaléidoscopes de mon enfance, dans une lente et prodigieuse aimantation d’images. Un mille -feuilles de photogrammes à la fois immatériels et palpables se projette dans ma mémoire et m’emboite le pas tout au long du chemin du retour.
Temps suspendu.
Je poursuis ma marche dans la broussaille pâle, le soir tombe, l’air se charge en indigo. C’est l’heure où les bêtes sortent des terriers, où la brume frôle les clôtures, estompe les lisières entre les mondes.
Je halai mon bagage de rêveries et rentrai chez moi en passant par la fenêtre.
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J’habite dans la banlieue Grenobloise. Entre les murs de la ville j’ai un appartement au rez de chaussée et une petite bande de jardin de 15 pas de longueur encadrée par le mur des garages.
Ce fut mon itinérêve à moi, un véritable ilot de rêveries, durant cette période étrange de confinement qui nous assignat à l’immobilité. J’y ai vagabondé en imagination, comme ce texte en atteste.
« Que serait une pensée qui ignorerait le déplacement ? Une pensée condamnée au surplace. Ce serait une pensée qui voudrait que les choses soient comme elle les pense, je dirais une pensée peu généreuse à l’égard de la richesse infinie de la polysémie du monde sensible, une polysémie toute enfiévrée d’imaginaire à quoi la pensée rêvante peut parfois nous faire accéder. » J.B.Pontalis. -Traversée des ombres.
Mané DUTILLOY