Le géant et la rivière
Comme chaque été, Alexandre passe ses vacances chez sa grand-mère Madeleine. Il n’aime pas trop y
aller car la rivière qui passe juste à côté de la maison lui fait peur : un jour, il a entendu ses parents parler du géant de la rivière ! Depuis, il est persuadé qu’un monstre y habite et qu’il sort la nuit pour se nourrir. Alors le soir, Alexandre refuse d’aller se coucher. Il ne veut pas se retrouver seul dans le noir avec la rivière juste derrière le volet.
Pour le rassurer, sa grand-mère décide un jour de lui raconter l’histoire de ce géant.
– Ce géant, il est méchant ? lui demande Alexandre.
– Attends, laisse-moi te raconter l’histoire.
« Mon histoire commence il y a très longtemps.
Mon père était alors un petit garçon, à peine plus vieux que toi. Cette rivière, qu’on appelle la
Dordogne était jeune et fougueuse ; elle était comme une mère pour les habitants de notre village. Elle leur donnait du poisson, elle arrosait les terres et les cultures sur ses rives. Dans les jardins, on trouvait des choux, des salades, des petits pois et même de la vigne.
Mon père s’appelait Louis et il aimait beaucoup la Dordogne ; c’était sa meilleure amie. En secret, il lui racontait ses joies et ses peines. Il jouait avec elle, glissait dans ses courants, sautait sur ses rochers.
Mais parfois la Dordogne se mettait en colère. En quelques minutes, elle se gonflait, ses eaux
envahissaient les terres et recouvraient les rochers. Alors Louis se cachait sous son lit en attendant qu’elle se calme. Car la rivière finissait toujours par se calmer et par redevenir sa camarade rieuse et chantante.
Le soir, au moment de s’endormir, Louis aimait écouter le bruit de l’eau. C’était comme une berceuse.
Le jour de ces 10 ans, Louis a réalisé son rêve : devenir gabarier.
– C’est quoi un gabarier ? demande Alexandre.
– C’est comme un marin mais sur un bateau plat qu’on appelle une gabare. Au lieu de naviguer sur la mer, le gabarier vogue au fil des rivières. Depuis qu’il était haut comme trois pommes, Louis voyait son père et son grand-père partir chaque année quand la rivière était grosse. Ils montaient sur leur bateau et descendaient jusqu’à la ville de Libourne. Ils emportaient avec eux du bois qui allait devenir des tonneaux de vin, du fromage d’Auvergne et du charbon pour chauffer les maisons de la ville
Mais un jour, sa mère est tombée très malade ; il a alors décidé d’aller la voir. Il était heureux de
retourner dans son village, de revoir sa maison et surtout sa chère Dordogne. Il la voyait tous les jours à Libourne mais elle était très différente de la rivière de son enfance.
Louis prit donc le train. Par la fenêtre, le paysage défilait sous ses yeux, la ville laissait place à la
campagne, les champs et les vignes remplaçaient les maisons. Peu à peu, des collines se sont dessinées.
À son arrivée à Soursac, il prit un café dans un bar où son père avait l’habitude d’aller. Accoudés au comptoir, des hommes discutaient des récoltes, de la météo, des troupeaux de vaches et du géant de la Dordogne. A ces mots, Louis a tendu l’oreille car il n’avait jamais entendu parler d’un géant. Mais déjà les hommes finissaient leur verre et sortaient du troquet. Louis paya son café et quitta le bar à son tour mais il n’osa pas leur demander qui était ce géant.
– Je suis sûr que c’est le monstre qui vit dans la Dordogne ! s’exclame Alexandre.
– Chut ! Ne sois pas si impatient, je vais te raconter la suite !
Louis reprit donc le chemin vers son village. Il lui fallait encore marcher pendant quelques heures et descendre dans les gorges le long d’une route sinueuse et étroite. Tout autour de lui, il entendait le bruissement du vent dans les feuilles, le chant des oiseaux. C’étaient des bruits qu’il connaissait bien mais pourtant quelque chose manquait. La musique n’était pas tout à fait la même que dans ses souvenirs.
Au bout de la route, il aperçut la chapelle où il se rendait en pèlerinage chaque été quand il était enfant. Elle se dressait sur un léger promontoire, mais à ses pieds le village avait disparu ! La route s’arrêtait au bord de la rivière comme si cette dernière l’avait avalée. Sa rivière… Comme elle avait changé ! La fringante jeune fille qui coulait autrefois en grondant et en rugissant, qui serpentait entre les rochers était devenue une vieille femme, grosse, calme, apaisée. Comme repue d’avoir dévoré son village.
Il se souvint alors de cette histoire de géant. Est-ce lui qui avait rendu sa rivière si différente ? Est-ce lui qui l’avait dompté comme un animal sauvage pour en faire cette belle endormie ? La rivière et le monstre s’étaient-il battus jusqu’à engloutir sous les eaux le vieux village ?
Louis décida alors de descendre le cours de la rivière pour comprendre. A pieds, perdus dans ses pensées, il suivit le cours d’eau qui peu à peu devenait toujours plus gros. Et tout à coup, le géant apparut ! Il mesurait plusieurs dizaines de mètres de hauteur et s’appuyait sur les falaises de chaque côté. Dressé ainsi au milieu de la rivière, il lui coupait la route ! Elle ne pouvait plus s’écouler comme autrefois, elle était prisonnière du géant de béton ! D’un côté, la rivière était devenue un lac aux eaux calmes et bleues, de l’autre un petit ruisseau serpentant entre les rochers. Ce géant, apprit-il plus tard, on l’appelle encore l’Aigle.
– Comme l’oiseau ?
– Oui comme les oiseaux qui volent au-dessus de la Dordogne.
– Mais il est gentil ce géant ?
– Quand il est arrivé, ça n’a pas été facile car il a changé la rivière et la vie des gens. Il a noyé des village alors les habitants sont partis, ils sont allés travailler ailleurs. Mais maintenant, c’est grâce à lui que tu as de la lumière le soir pour t’endormir.
– Et la rivière elle ne se met plus en colère ?
– Oh non, elle est toujours calme. Un peu comme ta grand-mère. Tu n’as pas de raisons d’avoir peur d’elle.
– Mais il n’y a pas de monstre dans la rivière ?
– Non, juste un géant. Est-ce que tu voudrais aller le voir demain ?
– Oh oui !
– D’accord mais alors maintenant il faut dormir.
Julie DUPONCHEL