Si j’étais un banc …
Confiné, je le suis depuis un joli bout de temps, enfin depuis que la Mairie a décidé de me fixer au bord de la Dordogne. Me croirez-vous ?
Je vis une époque extraordinaire : à part quelques cabots. Me croirez-vous?
Je vis une époque extraordinaire : à part quelques cabots égarés flairant quelque piste lapinière, pas âme qui vive. Que sont devenus les innombrables promeneurs dont un certain nombre d’entre eux posait son auguste postérieur sur ma surface plane, polissant ainsi mon assise et mon dossier ?
Vais-je finir par me déglinguer complètement, ravagé par le lierre, mes ferrures rongées par la rouille ?
A titre d’acte de contrition, avant de sombrer dans l’oubli au beau milieu d’un roncier, je vais m’efforcer de me remémorer les sept pèlerins que j’ai accueillis en qualité de banc municipal, avant bien sûr cet étrange vide. Vide au point même que les avions ont déserté le ciel et les barcasses le lit de ma belle compagne, la Dordogne.
D’abord, il y a le Claude qui laisse son scooter sur le chemin. Il a ses jurons qui reviennent en boucle et que la décence m’interdit de rapporter ici. Au début, j’ai cru qu’il me causait mais quand je l’ai entendu continuer son discours sur son scooter, j’ai compris : c’est un soliloque. Dur de la feuille, il se répète le leitmotiv. Dernier en date : P… de B… , ce genou, quand c’est qu’ils me le refont ? Pour lui et pour moi,
je l’aime bien, le Claude, j’espère que ça ne sera pas à la Saint Glin-Glin.
Comme en écho, y a l’Henri qui débarque de sa petite auto et remplace le postérieur du Claude.
Figurez-vous que celui-là ne cause pas tout seul et il n’a pas de rencarts qui me permettraient d’en savoir un peu plus sur sa personne. Non, c’est le Claude avec son rabâchage qui me l’a présenté indirectement,
because qu’ils ont un point commun : le genou. En la matière, il est la référence parce que pour un peu, depuis son passage par la case hôpital, il pourrait rattraper les lapins à la course.
Pas comme le Man tout de même parce que celui-là, il a quatre pattes dont il sait se servir comme tout clébard qui se respecte. Je l’aime bien moi, le Man, quoique … Quoique comme dirait Raymond Devos,
il est d’un sans-gêne ! Jugez-en plutôt : il patrouille en tous sens dans la Dordogne en éternuant sans utiliser son coude – remarquez, il y a pas offense, c’était avant le coronavirus – Et alors ? Il s’ébroue copieusement ( bonjour les postillons!) et hop, il me cavale, enfin il me grimpe dessus comme il fait sans doute chez lui avec le canapé.
Quand Monsieur Man les y autorise, ce sont ses maîtres – à moins que ce soit ses serviteurs- qui s’assoient quelques instants. Madame s’inquiète : Man, viens ici ! Man ! Pas contrariant, le cabot s’approche l’air de dire : C’est-y une vie de chien ! Faudra que j’en cause aux copains et copines pour créer notre syndicat des aboyous afin d’obtenir le loisir d’aboyer quand ça nous chante. Par le Claude toujours, j’ai deviné : ce sont des capellous de la commune où coule la Sourdoire dévouée corps et âme
à la Dordogne : elle s’y jette …
Puis il y a Mary. Honoré et charmé, je suis. Mary, c’est une artiste. Elle joue de la clarinette. En duo avec Marc à la guitare, ils parcourent une partie de la France pour donner des concerts. Mary aime lire à haute voix, elle chante aussi … Elle s’intéresse aux capellous et je le sais, je l’imagine : elle va leur rendre hommage bientôt sur ce truc que j’entrevois quand des jeunes, ou même moins jeunes, s’arrêtent un instant chez moi : sur un petit machin, ils pianotent, surfent, zappent. Bref, ils sont sur les réseaux sociaux.
Moi, le banc, j’imagine … sur la rivière Espérance, un gabarrier chantant :
C’était le temps des gabariers,
Qui descendaient au fil de la Dordogne
Sur leurs bateaux qu’ils conduisaient
Du haut pays jusqu’en basse Gascogne
Le beau voyage en vérité
Entre les bois dans les gorges profondes
Le beau voyage au fil de l’onde
Au temps des Gabariers
En ce temps la notre belle rivière
Coulait gaiement sous les ponts de chez nous
On aimait voir folâtrer son eau claire
Reflets d’argent dansant sur les cailloux
Je me souviens on chargeait les gabares
A Spontour au pied de notre maison …
Jean-Claude CLUZANT