Ce qui est agréable ou pas dans les réseaux sociaux, c’est de passer d’un univers à l’autre, du délire le plus fou au sourire le plus franc, du désir le plus violent à la plus douce des émotions. Sauter d’un clic ,de Brad Pitt à une image de brume à travers laquelle on devine des pointes d’arbres dénudés, on dirait des châtaigniers, par la froidure de nos contrées ou la violence de la foudre qui s’abat. L’image interpelle, le paysage interroge.  La photo est belle, le photographe a su laisser éclater toute sa sensibilité, son amour pour un petit coin, inconnu de tous, si loin du monde. Quelque vallée perdue au milieu d’un continent inhospitalier ?

Une légende accompagne. Quelle légende ? Celle laconique en bas à droite du cliché. Sèche, brève, elle situe le lieu, Le Roc du Busatier, je connais ce nom, c’ est chez moi ! Celles, bruyantes, odorantes, vivantes avec un S, celles qui accompagnent chaque tour et chaque détour de la rivière qui coule tout en bas. Elle qui grondait si fort, qui aimait les gens, qui les plongeait parfois dans les souffrances et dans la peine. Dordogne, mère nourricière.

Un jour, l’homme a décidé de la dompter, de la calmer, de la mettre dans le droit chemin.

De la tromper.

Ton père parmi eux.

Fourmi parmi les fourmis, bâtisseurs du Chastang, bâtisseurs du Sablier.

Tu grimpes tout en haut, te penches un peu et fermes les yeux. Tu écoutes et tu entends sous un ciel désormais vidé de mille bruits parasites, tu entends et tu devines. Trois notes de musique, quelques mots en patois que le vent a portés jusqu’à toi, le grincement d’une charrette le long de sentiers tortueux, le sifflement du milan noir, le grondement de l’eau qui se fraie un chemin entre les rochers, l’effleurement de la mouche que le pêcheur a posée, le ploc de la truite qui saute et rebondit. Et parfois, nous dit-on, le carillon étouffé d’une cloche enfouie, le tintement des verres qui s’entrechoquent dans quelque auberge nichée au pied d’un pont. Si tu dresses bien l’oreille tu devines le pas amorti par la mousse des ramasseurs de girolles, libres et courageux dans l’immensité de ces pentes inaccessibles.

Et toi, désormais, tu es là, à contempler cette vallée revenue à la vie. Tu sais que tu ne fouleras pas les chemins ressuscités, que tu n’inscriras pas tes pas dans ceux des randonneurs douloureux quand le raidillon se fait abrupt, que  leur souffle ne te bercera pas, que leur transpiration ne gouttera pas sur toi.

Toi, tu te contenteras de vivre leurs heures de marche par procuration, à travers leurs images, leurs histoires. Tu te berceras de leurs rêves quand la halte méritée remet le pouls à l’heure et que les yeux commandent tous les sens, qu’ils se perdent à leur tour dans la contemplation et le silence de la vallée. Tu épancheras ta soif à la même gourde sortie d’une des poches, la plus profonde de leur caverne d’Ali Baba qui leur sert de maison.

Tes yeux se voilent, tes yeux s’embuent. La céramique a eu raison de tes articulations, les ressorts déclinent leurs sens obligatoires dans les périphériques du cœur. Tu comprends, tu as compris depuis longtemps que l’Itinérêve ne sera pas pour toi, enfin, pas complètement…

Tes yeux sourient.

Tu passes machinalement la main dans ta chevelure restée bien drue, bien blanche aussi. Tu recherches d’un index minutieux la trace de la cicatrice, une des premières de ta jeune vie d’alors, tête dure à la rencontre de la passerelle de Glény.

Premier souvenir de ta vie, première image de la Vallée.

Jacques CAUDY